Le miroir est
par définition un " verre étamé , ou
métal poli, qui rend la ressemblance des objets qu’on lui présente ".
Il a été représenté en peinture en même temps que la perspective, c’est à dire
à la Renaissance, et il n’a cessé de l’être jusqu’à nos jours. Les peintres
n’ont pas hésité à lui donner un sens très fort car il fait explicitement
intervenir le regard.
Narcisse
Lorsque Narcisse
cherche son reflet dans l’eau, il est en quête de son identité. Narcisse
cherche à se reconnaître et en même temps son reflet lui échappe, il est flou
et lorsqu’il le touche l’image s’évanouit.
Dans le " Narcisse " de Caravage, on le
voit s’observant dans l’eau. Cependant il ne voit de lui qu’une image fausse,
déformée, vieillie. " Or dans l’obscur, la face est peu
lisible, amère, et les membres grossiers, le vêtement même a changé de
couleur ; éteint, fané, noirci, comme une livrée de deuil "
(Jean Paris p245). Narcisse ne peut se voir tel qu’il est ; le miroir lui
livre une image étrangère, autre, en effet " se connaître,
inévitablement c’est se connaître double, puisque c’est connaître qu’on se
connaît connaissant, et par cette distance instaurée dans l’être, admettre une
objectivité qui tout ensemble fonde et prolonge les alentours(J.Paris, l’espace et le regard p.246). Il ne peut donc pas
exister d’images identiques de nous-même ; le miroir est un autre côté de
nous, un autre côté du temps. Le miroir est une ouverture sur le monde, sur la
connaissance, et en même temps une fermeture. Je me vois dans ce reflet, et en
même temps ce double, ce n’est pas moi, c’est une illusion, une apparition
éphémère de moi.
L'autoportrait un miroir du regard
Dans
l’autoportrait, le problème du miroir intervient irrémédiablement. Quelle
position va adopter le peintre dans le miroir ? Beaucoup de peintres, pour
ces raisons techniques et pratiques, se représentent de trois-quart.
Cela leur permet de se regarder tout à leur aise dans la glace et de se peindre
en même temps. Ils donnent alors d’eux une représentation assez conventionnelle
et s’offrent aux regards des autre, tout en s’y mettant à distance. Pourtant
l’autoportrait est une pratique très interessante
puisque le peintre nous livre un regard sur lui-même. En faisant son
autoportrait, il est obligé d’analyser son propre état d’homme et de
peintre ; le regard que nous voyons de lui, s’adresse à lui-même mais
aussi à nous par ricochet ; c’est le regard de Narcisse que nous recevons
de plein fouet : " Il n’est point d’œil qui n’est indifférent à
l’œil ". (Alain, Propos, p899).
Un artiste
comme Rembrandt, nous livre avec ses autoportraits, une grande part de son
univers et de son moi. Tout au long de sa vie de peintre, il s’est scruté,
observé, et il donne de lui une image différente à chaque âge de la vie. S’il
se peint l’air hautain et fier, dans ses plus beaux habits, ou même costumé,
pendant sa jeunesse, à la fin de sa vie son regard change, il devient sobre,
calme, empli de sagesse. Ses portraits subissent la marque du temps qui passe,
de la peau qui vieillit, du regard qui se voile.
Bien sûr
Rembrandt nous livre une part de son moi, mais il garde encore son secret :la touche est diluée, s’évanouit, pour montrer la fugacité
du temps de l’instant, la vie intérieure, l’instantané de la pose. Son regard
agit sur nous comme le regard réel d’un homme qui a vécu, qui connaît la
profondeur des choses. C’est un regard intemporel, qui semble venir de loin, et
qui continue à nous regarder éternellement. On ressent une forte attraction et
un échange réel entre le spectateur et l’artiste ; mais c’est l’artiste
qui pose son regard sur nous et sur l’ignorance du monde, et non nous. " le peintre, à celui qui doit être devant son tableau, donne
quelque chose qui, dans toute une partie, au moins de la peinture, pourrait se
résumer ainsi : " Tu veux regarder ? Et bien vois donc
ça ! "Il donne quelque chose en pâture à l’œil, mais il invite
celui auquel le tableau est présenté à déposer là son regard, comme on dépose
les armes ".(Lacan, Séminaire p.116)
Lorsque Van Gogh décide de faire son portrait, il ne le fait pas dans
le même but que Rembrandt ; ce qu’il cherche c’est une confrontation
directe avec lui-même ; c’est réellement le face à face de Narcisse avec
son double, la quête de son identité. C’est pour cela qu’il n’hésite pas à se
peindre de face, dans des couleurs très vives, presque agressives pour l’œil.
Tout son être est transformé par ses touches tournoyantes de peinture vive. Van
Gogh se cherche, et pourtant quelque part il ne se
voit pas ; son portrait n’est que le reflet de son être blessé, prêt à
subir une nouvelle crise. Tout au long de sa vie il se peint de la même
manière, avec les mêmes couleurs. On ne le voit pratiquement pas
vieillir ; sa peinture est pleine de fougue et correspond bien à son
regard perçant et dur sur lui-même.Lorsqu’on regarde
ses tableaux on ne sent pas sous l’emprise de son regard, c’est tout son visage
qu’il nous livre, un visage qui ressemble à un bloc de pierre. Un visage et un
moi qui restent insondables.
Le
regard du peintre dans le miroir
Mais le miroir ne sert
pas qu’à capter le regard de Narcisse. Si l’on considère le tableau
" Giovanni Arnolfini et sa
femme " (1434) où le miroir, placé au centre, renvoie l’image des
époux Arnolfini de dos, et celle du peintre, on
comprend sue Van Eyck
" réfléchit " sur l’envers du tableau et par conséquent sur
l’envers du réel. Le spectateur, est d’abord attiré par l’ensemble du tableau,
et non pas par ce mini miroir qui ne renvoie qu’une réalité miniaturisée et
déformée. Il y a un double jeu de trompe l’œil. Notre regard s’atttarde sur la pièce décorée, sur le lustre, sur l’épouse Arnolfini, et est trompé par cette réalité. " Ce
sont des miroirs, oui des miroirs et non point des peintures " (Lucas
de Heere). Il faut faire l’effort d’aller plus loin
dans la vision et de regarder de près le miroir déformant. Van Eyck a noté l’inscription " Joannes
de Eyck fuit hic "
Il insiste sur le fait que ce tableau a été fait par lui, qu’il
est présent dans l’espace (" Johannes Van Eyck
était là "), même si on a du mal à le voir. Nous devons faire
l’effort de replacer le peintre dans la pièce.
Or, lorsque nous regardons le tableau, le peintre est absent, et c’est nous qui
sommes à sa place ! Van Eyck nous met
" à la place " du peintre, et pour
ce faire il trompe notre vision en recréant tout un luxe de détails qui nous
fascinent. Il y a manipulation de l’œil, le tableau est un " piège à
regard ". D’abord je suis regardé par l’époux Arnolfini
et moi-même je regarde le tableau, ensuite c’est le peintre qui me regarde du
fond de cette pièce, c’est réellement lui mon écho, l’Autre, qui me fait prendre
conscience de mon moi. Je suis donc à la fois un spectateur de ce tableau et en
même temps je deviens acteur, puisque la place où je me trouve est précisément
celle qui était occupée par le peintre.
Dans « Le prêteur
et sa femme » (1594) de Quentin de Metsys, on est d’abord séduit par
l’activité, la réussite sociale du jeune couple mais on sent bien vite que le
peintre veut nous montrer autre chose que ce leurre. Sur la table est posé un
miroir, dont la forme s’intègre bien avec les objets alentour. En regardant de
plus près on voit le reflet d’une fenêtre et d’un homme. Cet
homme au chapeau rouge semble regarder dehors, mais qui est-il ?
Cette fenêtre, cet
homme semblent annoncer un mauvais présage. Que voit cet homme derrière la
fenêtre, voit-il l’avenir, la mort ? Le miroir a le pouvoir de dire la
vérité, de voir plus loin que l’apparence ; on s’interroge sur le sort de
ce couple uni et heureux, aveugle sur leur avenir. Ceux-ci ne s’occupent
que de leurs affaires, ils ne nous voient pas, pas plus qu’ils ne voient cet
homme. Quentin Metsys joue ici sur l’instant arrêté mais qui annonce déjà sa
fin.
Il s’agit donc d’une
vanité : ce couple ne pense qu’à accumuler et à compter leur argent sans
voir le sort qui les attend.
Dans les
" Ménines " (1656) de Vélasquez, on se retrouve convoqué
dans la pièce. Cette fois, le peintre est là dans l’assistance et il observe
quelque chose, mais quoi ? Est-ce nous que le peintre scrute,
interroge ? Sommes nous le modèle du peintre ? Il faut faire en
effort d’observation pour s’apercevoir qu’au fond de la pièce dans la semi
obscurité se trouve un miroir aux reflets flous ; cette pièce cache un
secret, une présence. Notre regard se dirige vers le fond, cet endroit sombre
et l’on voit alors deux personnages, un féminin et un masculin, qui sont en
fait les acteurs principaux de la scène : le roi et la reine.
Nous sommes
mis à leur place et ces deux personnes, troubles dans le miroir, nous
regardent, mais d’une manière lointaine et incertaine ; le spectateur
doute de l’existence des choses, comme si il allait lui-même se diluer dans le
tableau. " Cette manière lyrique et suggestive de sentir le mystère
de l’existence est ce qui fit de lui le premier peintre moderne. " (Lafuente Ferrari p.113)
Chez Vermeer
et chez beaucoup de peintres hollandais de la même époque, le miroir a permis
de peindre les choses de manière différente. Dans " L’atelier
du peintre " (1665), Vermeer se représente de dos,
peignant son modèle. Il a dû utiliser deux miroirs se regardant l’un l’autre
afin de se peindre de dos, et ces deux miroirs ont reconstruit l’espace. Ils
lui ont permis de voir un autre aspect de la réalité : il se trouve donc
de l’autre côté de la réalité, de l’autre côté du miroir, comme si la personne
qu’il peignait était une personne étrangère. Là encore nous sommes introduits
dans un atelier, et c’est l’atelier du peintre. Nous éprouvons un sentiment
d’intrusion. Nous sommes conviés à regarder cette scène et pourtant nous nous
sentons exclus, puisque le peintre est de dos, qu’il ne nous regarde même pas.
Il y a dans toute la scène quelque chose de silencieux, de mystérieux ; le
peintre nous montre son activité quotidienne d’observation du modèle, de
sa muse. Nous sommes entièrement conviés à participer à son activité mais en
même temps nous nous sentons exclus. Ce tableau est finalement un obstacle au
regard, une réelle abstraction.
par Sophie Colmerauer publié dans : Analyse
oeuvres communauté : peintres et tout les artistes