Le miroir dans le land art

Voyage de miroirs dans le temps et dans l'espace chez Smithson

Presque tous les aspects du miroir exploités par les différents peintres à travers les siècles se retrouvent dans l'œuvre de Smithson : "Neuf déplacements de miroirs " Yucatan, Mexique,1969. Cette œuvre est présentée sous forme de photos de petites taille : 35.5/35.5.


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Elles correspondent à un itinéraire que Robert Smithson a choisi à travers une région du Mexique marquée par la civilisation maya. Le choix du code de représentation est très important : ce sont des photos petites taille qui sont la mémoire d'un événement éphémère dans le temps. Robert Smithson exige donc du spectateur de faire un effort de représentation des évènements. Le spectateur s'interroge sur l'événement et sur sa traçabilité ; il doit s'imaginer le parcours de l'artiste à travers cette région sauvage qu'est le Yucatan. Le fait que ces photos soient de petites dimensions est très important ; le spectateur n'est pas submergé par l'image, il doit faire un travail de représentation des choses. Il doit imaginer la taille réelle des miroirs, le lieu ; Smithson nous donne à voir une double abstraction du réel. Ces photographies de taille carrée nous montrent des miroirs qui sont eux-mêmes carrés. De plus le paysage change terriblement d'un lieu à l'autre ; chaque photographie est unique et pourtant elle se rattache à l'autre puisque l'on est toujours dans le Yucatan et que les miroirs n'ont pas changé ; il y a donc un fil conducteur entre chaque photo, une histoire qui se construit. Pour construire son histoire Smithson donne à voir une déclinaison d'images, où les miroirs s'intègrent plus ou moins dans le site. A chaque image correspond des différences cependant : d'abord ce sont des endroits différents de la région, ensuite ce sont des couleurs différentes, des points de vue différents. Tantôt ce sont des vues rasantes, tantôt plongeantes ; les miroirs peuvent être en position inclinée, posés au sol, recouverts de terre ; ils peuvent aussi se tenir debout comme des écrans. Le regard du spectateur est scandé par ces carrés de miroirs, qui introduisent à la fois une notion de rupture et d'infini.

Le choix du miroir est très important parce qu'il introduit un dédoublement de la réalité, donc un dédoublement du regard. On est dans le vu et le non vu, dans la rupture et la continuité, dans une quête de l'infinité de l'espace. Si le miroir renvoie la réalité, il renvoie aussi de l'irréalité, une part de rêve, d'absolu. Il reflète une petite partie du monde, mais cette petite partie reflétée est fausse puisque le haut et le bas se rejoignent, puisque la droite et la gauche sont inversées. Ce sont des représentations d'une réalité; ces miroirs jouent avec la lumière en la reflétant, en la réfractant. Ils sont donc des obstacles de la lumière, des écrans; Smithson joue avec et cherche à faire des trompe-l'oeil avec la réalité. Le spectateur est perdu car le miroir tantôt semble transparent, tantôt semble un écran. Smithson joue donc sur l'immatérialité du paysage, des choses: "Les objets sont de "l'espace bidon", l'excrément de la pensée et du langage. A partir du moment où vous commencez à voir les objets de manière positive ou négative, vous êtes en voie de dérangement, les objets sont les spectres de l'esprit aussi faux que les anges." (Smithson, "Le paysage entropique")



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Le spectateur est amené à mieux regarder ces photos qui l'emmènent dans un pays étranger,mystérieux et irréel. Smithson n'introduit aucune échelle humaine ou autre dans le paysage, ce sont de pures abstractions, des instants fugitifs arrêtés. Je vois à travers ces photos une intention de l'artiste, celle de représenter un itinéraire. Ce voyage a été réellement réalisé sur place mais il est aussi symbolisé par la disposition de ces miroirs dans l'espace; ceux-ci ponctuent le cheminement mais aussi dirigent le regard. En effet l'oeil est toujours attiré par les points lumineux; étant donné que le miroir est étincelant et très repérable. On pense à Lacan qui parle d'un point lumineux qui nous regarderait:" ce qui est lumière me regarde, et grâce à cette lumière au fond de mon oeil, quelque chose se peint" (Lacan,p.111). Le spectateur qui regarde ces images s'imagine faire partie de l'oeuvre, comme étant lui-même regardé par ces points lumineux, par le passé du lieu, par son mystère et le mystère du peuple maya.

 

Ainsi lorsque nous regardons ces miroirs représentés sur les photographies, nous sommes amenés à voyager avec Smithson dans ce lieu, mais aussi à voyager dans l'espace virtuel qu'est la photo. Notre oeil attiré par ces taches de lumière, suit un parcours d'une photo à l'autre et voyage aussi dans la profondeur du champ de l'image. Le spectateur sent une continuité et la mémoire du lieu, et en même temps ces points lumineux agacent sa rétine; il se sent appelé physiquement par une histoire, par un passé. Il y a une initiation à un voyage physique et mental.

Smithson ne nous donne à voir que des fragments de réalité et de plus c'est une réalité très faussée. La photographie, qui a pour intention de nous donner à voir de la réalité, ne nous montre ici qu'un semblant de réalité. Bien sûr je peux reconnaitre de la terre, des racines, un arbre, je sais qu'il s'agit d'un paysage, mais qu'est-ce qu'un paysage ?

Par l'emploi de miroirs Smithson introduit des éléments qui restent cachés dans l'ombre. Le spectateur est d'abord ébloui mais ensuite il a envie de savoir ce qui se cache derrière ces carrés. De plus ces carrés de lumière sont souvent eux-mêmes cachés par de la terre. Il y a opposition d'ombre et de lumière. Qu'est-ce qui est interessant à regarder ? Ce qu'on nous donne à voir, ou ce qui est caché, dans l'ombre? "En effet, il y a quelque chose dont toujours, dans un tableau, on peut noter l'absence au contraire de ce qu'il en est dans la perception." (Lacan p.124). L'absence, le non dit est donc présent dans ces photos, et le spectateur est attiré par le vide, par l'ombre; celle-ci lui permet d'interpréter à sa manière l'oeuvre, qui reste ouverte. Elle est comme une énigme, mais une énigme sans solution, inépuisable.

Smithson choisit d'intervenir dans un lieu sauvage et d'y mettre sa marque d'homme civilisé par l'emploi du miroir. Il veut attirer notre attention sur l'opposition entre les miroirs qui sont de pures inventions de l'homme et le lieu sauvage, naturel. Ainsi le contour net des miroirs s'oppose-t-il à l'irrégularité des végétaux et des minéraux. Notre oeil est sensible à cette opposition de formes mais aussi aux contrastes lumineux.

 

Pour bien réussir l'intégration entre le site naturel et les formes carrées, Smithson attire notre attention sur la précarité de l'installation. Ces carrés de lumière sont dans une situation d'équilibre précaire sur cette terre stable. Si on laissait ces miroirs tels quels, ils seraient vite recouverts de terre, ils seraient vite altérés par le temps, l'érosion.

 

Lorsque nous regardons aujourd'hui ces photos, il s'est écoulé presque 40 ans et pourtant nous voyons ces miroirs pris en photos en 1969 : c'est un instant figé, un instant d'éternité que Smithson propose. C'est ce qui lie les miroirs à la nature alentour, c'est ce temps éternel, suspendu. Les miroirs sont mis en valeur par la nature environnante et en même temps celle-ci dénonce leur précarité donc la précarité de l'homme et de sa civilisation.


De plus il a choisi d'intervenir dans un lieu riche d'histoire, l'histoire du peuple maya. Le spectateur averti, qui connait l'histoire de ce peuple a donc un autre regard sur cette oeuvre. Ces miroirs sont là pour figer le temps, mais ils sont aussi le regard d'une civilisation passée. C'est celle du peuple maya et de son histoire qui hantent ce lieu. Comment ne pas penser aux sacrifices humains qui avaient lieu dans ces régions, afin de satisfaire le dieu du Soleil, "Nanauatzin". Toute l'histoire de ce peuple est basée sur le culte du soleil et de la lune, le culte de la pluie et de la moisson. Cette terre que Smithson nous montre n'est rien d'autre que la terre féconde des Anciens, et ces miroirs que l'on voit renvoie les rayons du Soleil. Ils sont donc placés là sur ce sol comme une offrande à notre regard, comme les sacrifices humains du peuple maya. Nous nous réjouissons du spectacle de ces miroirs figés, comme le peuple maya se réjouissait de voir ses victimes sacrifiées. Mais si on va plus loin dans l'analyse, on peut se demander si Smithson n'est pas en quelque sorte une victime; en faisant ce parcours dans ce pays de Yucatan, il recrée un parcours initiatique, il part à l'aventure dans un monde inconnu, il traverse le miroir du temps, comme le faisait la victime afin d'accéder à l'éternité. "La mort par sacrifice était considérée comme une manière certaine d'atteindre à un vie éternelle heureuse; elle était de ce fait acceptée avec stoïcisme ou même volontairement recherchée."(J. Soustelle,l'Univers des Aztèques"p.51)


Autres déplacements de miroirs :

 

 

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par Sophie Colmerauer publié dans : Analyse oeuvres communauté : Art contemporain